Le jour se levait et les premiers rayons de soleil venaient caresser les étals d’épices encore à moitié recouverts, et faire scintiller les joyaux exposés par les lapidaires. Les marchands s’affairaient.
De Corbeaulieu, assis face à l’exarque inconnu, observait ce décor exotique avec intérêt.
« J’imagine que je ne pourrais comprendre ce que vous devez ressentir, que s’il m’était offert de voyager au temps de mon enfance… Allez-vous tenter de retrouver vos proches maintenant que Draenor a été miraculeusement restaurée ? Vous disiez… Les Alladaraï. »
Le vieil exarque lui sourit avec bienveillance.
« Alladaraï. Ce mot était devenu dans notre langue synonyme de Renégat. Mais vous ne connaissez pas tout de nous, vous qui pourtant nous avez offert votre fraternité dans la Ligue.
- Les camarades de Dame Taha ne peuvent être que les partisans naturels de notre cause, n’est-ce pas ? J’en ai appris assez au cours de toutes ces années à ses côtés, pour estimer cela. Nous lui devons beaucoup. Oui, la Ligue telle qu’elle s’est formée, et moi-même, lui devons beaucoup.
- Vous qui l’avez justement connu aux jours les plus sombres… Hum. Mais vous n’avez pas connu la Tahajmul de jadis. Avant d’être La Dame Grise, avant l’ère des Prosélytes, avant l’idée d’une Contre-légion, elle et les Alladaraï étaient les parangons de la non-violence et de l’harmonie. »
Il marqua une pause, et son regard sembla se perdre en nostalgie. De Corbeaulieu joignit ses doigts et se pencha en avant, souriant.
« Racontez-moi. »
Le Draeneï baissa les yeux lentement et commença son récit.
« A l’époque où nous, les érédars, vivions en paix… C’était une ère que bien des peuples n’ont pas connu. Elle vous a peut-être évoqué les raisons qui nous ont poussés à embrasser la cause de Velen et son choix de l’Exil. La vision effroyable de notre peuple entraîné dans une guerre civile fratricide par les forces démoniaques, déchirés entre allégeance au pouvoir impie du Titan noir et loyauté à la Lumière. L’idée que faire la guerre représentait en soi le triomphe de l’Ennemi. Car vous savez, de tout temps il y eut ce débat sur la position à tenir face à la Légion. Beaucoup prônaient un combat désespéré contre ceux qui avaient suivi Archimonde dans la dépravation, et ce, de tous temps, dans tous les mondes. Mais à chaque fois la parole de Velen savait convaincre, et calmer les ardeurs. Eviter le combat, refuser la subjugation de la haine, nier la vengeance et rejeter la colère…
- Elle m’a vaguement parlé de ce temps-là. Il paraît qu’elle avait une sœur.
- Elles étaient inséparables, toutes deux instruites dans les arcanes. L’une était calme, réfléchie, voire calculatrice, et vous la connaissez. L’autre s’appelait Matahaari. Plus spontanée, plus enthousiaste, moins contemplative, c’est elle qui resta sur Argus lors de la soumission à Sargeras. Si vous voulez mon avis, c’est aussi la raison pour laquelle Tahajmul refusa l’idée de la guerre des Draeneï contre les Man’ari, car le mot "fratricide" prenait tout son sens.
Elle et d’autres érudits, tous sympathisants de Velen et de son incitation à la fuite, cherchèrent à corroborer les visions du Prophète.
De savants calculs furent conduits. Vous pourriez appeler ça une "prédiction" dans votre langue, quand certains y voient une autre "prophétie". Il fut établi qu’un jour, un Ennemi serait converti, un non-Erédar, et qu’il aurait le pouvoir de défendre les faibles et les brisés du déferlement de la Légion. Son nom aussi fut prédit. Alladar… C’est ainsi que notre ordre vit le jour.
- Vous étiez des initiés des arcanes ?
- Essentiellement, à l’origine, mais il faudrait une de vos vies entière pour vous raconter comment nous pûmes maintenir nos idéaux durant les millénaires qui suivirent. Pour ainsi dire, oui, nous comptions de véritables religieux juste avant la grande tragédie en Draenor. Comme les autres ordres nous étions le reflet de notre société et nous touchions toutes les catégories et professions. Hum… Je me rappelle justement de cette anachorète, qui était la plus proche amie de Tahajmul et qui officiait près d’Auchindoun : Suunali. Bien sûr, le fait que nous ne vénérions pas les Naaru en soi et que nous prêchions la paix avec nos frères devenus démons… nous valut d’être souvent incompris, parfois traités d’idéalistes fourvoyés, marginalisés.
- Les Alladaraï ont donc abandonné l’idéal pacifiste …lors de la "grande tragédie" ? »
Ses yeux se teintèrent cette fois de tristesse, mais il poursuivit.
« Nous ne l’avons pas abandonné, justement. Disons que c’est là que Tahajmul est devenue La Dame Grise que vous connaissez. Quand la Légion se révéla en Draenor, envoyant les hordes d’Orcs affolés sur nos villes, massacrant, violant, torturant notre peuple, tous se demandèrent si la Lumière s’était détourné de nous. Nous ne comprenions pas pourquoi les visions du Prophète ne nous avaient pas permis de prévoir une échappatoire. Le Genedar, notre vaisseau, était abandonné et enterré depuis bien trop longtemps. La résistance était vaine, les défenseurs étaient broyés dans leur chair et dans leur esprit. La fuite dans les contrées sauvages, elles-mêmes peu à peu consumées par le Mal, était le seul espoir de survie. Nombre d’Alladaraï avaient déjà péri. Malgré ce chaos, Taha s’obstina à affiner les prédictions. Elle vint nous trouver un jour, pour nous annoncer ses résultats, que nous vivions la dernière épreuve, qu’Alladar serait révélé à tous, et qu’une ère pleine d’espoir venait. Le Prophète enjoignait alors le peuple de ne pas se décourager, et ainsi, d’une certaine façon, il allait dans son sens.
Puis, du monde jumeau que les Orcs et la Légion étaient partis conquérir, le vôtre, émergea une armée formée par vos races. Les Humains, les Nains et les nobles Elfes. Insensés, affolés par la défaite, les Orcs achevèrent de briser Draenor. Toujours est-il que nous survécûmes dès lors sur les fragments de ce monde, dérivant dans le Néant distordu, où la Légion déferlait désormais librement… La descente au purgatoire.
- Oui… Les Fils de Lothar, le Kirin’Var… Les portails… C’est suite à tout ceci que j’ai reçu la première "visite" de la Dame Grise.
- Et nous continuions de dériver, y compris moralement. De nouvelles fêlures fendaient notre peuple. Les vétérans de la guerre étaient marqués par la souillure de la Légion. Les cas les plus graves, les Perdus, se mirent à vivre comme des bêtes. Les Roués se trouvèrent repoussés, suscitant le dégoût, et nombreux choisirent de se rassembler en communautés, loin de l’Aldor et des dignitaires, même si Velen lui-même prônait la compassion et la compréhension à leur égard.
- Qu’en pensait votre ordre ?
- Nous comptions peu d’infirmes touchés, mais nous les traitions avec les égards et la reconnaissance dus à leur sacrifice, même si leur vue nous faisait souffrir. Malgré nos pertes, nous trouvions de nouveaux sympathisants parmi ces Krokuls, car justement, nous avions une autre interprétation de la pureté. Je pense que c’est durant ce moment que nos idées se diffusèrent le plus, et que nombre de Roués se mirent à croire à la prédiction de l’Alladar.
- Je commence à comprendre… Quand Illidan est arrivé en Outreterre avec ses armées, vous l’avez identifié à votre prédiction, c’est cela ?
- Oui. Ce que vous savez déjà, c’est que les Roués et les Perdus encore sain d’esprit, et l’exarque Akama lui-même, ont rallié Illidan. Nous fîmes de même, pour beaucoup, même si nous n’étions pas roués, et même si évidemment nous nous demandions si cet Illidan était bien l’Alladar de la prédiction. Le doute subsista avec le retour des Naaru. Je me rappelle que j’étais tiraillé. Mais les succès des Illidari face à la Légion ardente nous rassurèrent. C’est ce jour que les Alladaraï devinrent réellement des hérétiques aux yeux des intransigeants de l’Aldor, murés dans leurs temples. Certains sympathisants se retrouvèrent embarqués dans l’Exodar auprès de Velen dans sa nouvelle tentative de fuir. Les années qui suivirent, de retournements en trahisons, de l’effondrement d’Auchindoun au renversement d’Illidan par les Sha’tar, en passant par l’arrivée de nouvelles armées de votre monde avec le retour des Exodari… nous ne sommes plus qu’une poignée.
Mais nous n’avons pas renoncé. Jamais.
- Vous n’avez pas renoncé à voir en Illidan celui qui sauverait les vôtres ?
- Je ne sais pas. Ceux qui restent sont très partagés sur la question. Sur ce point, et vous le savez mieux que moi – car vous y avez pris part – Taha a choisi son propre chemin.
- Certes. L’Acedium… L’avènement de la Contre-légion…
- Je respecte ses choix. Pourquoi attendre ce que l’on peut finalement façonner soi-même ?... Ne vous méprenez pas, les Alladaraï sont toujours unis par un même idéal, même en ces jours sombres. Les paroles de Velen ont plus que jamais perdu de leur grandeur, maintenant qu’il a personnellement pris parti dans les conflits d’Azeroth. Maintenant que les redresseurs de torts et autre donneurs de leçons se sont détournés de la compassion et de la véritable paix pour devenir des mercenaires de cette "Alliance". »
A ces mots il se leva et empoigna son marteau gyroscopique cristallin.
« Ensemble, notre cause perdurera ! »